La démonstration

Comédie ou combat ?

La démonstration, Embu : comédie martiale ou combat exhibé ? Ni l’un ni l’autre ? Un point de vue traditionnel sur le budô pourra aider à dissiper certaines confusions et éviter des écueils. Serait-ce finalement une tentative de refléter aux yeux de tous un idéal supérieur à la pratique ordinaire ?

L’apport des kanji

Il est parfois utile d’observer attentivement les kanji qui signent une notion traditionnelle chinoise ou japonaise. De même que l’étymologie apporte dans nos langues occidentales des éclairages parfois fulgurants sur nos concepts, l’étymologie singulière des idéogrammes peut nous rapprocher de certains aspects d’Embu, la démonstration. Ici, nous avons la juxtaposition de la représentation théâtrale « En, 演 » et de la guerre « Bu 武 ». Ces deux activités humaines, très éloignées l’une de l’autre, semblent se combiner difficilement dans leur principe alors que la pratique prouve, par le succès répété des démonstrations d’arts martiaux, la pertinence de l’embu.

Le Kanji 演 [EN] se rapporte à un acteur, les mains sur les hanches, qui pose sous un toit, probablement celui du théâtre. A ceci s’ajoute à gauche la clef de l’eau, dont la présence ici paraît difficile à interpréter à première vue. Le Mémento des kanji propose là une indication du courant qui entraîne de la même façon que l’acteur doit entraîner les spectateurs dans le flot de son propos et de son jeu.

Quant à 武 [BU], les lecteurs de cette rubrique connaissent trop ce stoppeur de lance pour que j’y revienne.

Comédien ou combattant ?

Comme on le sait, la relation de signifiant à signifié dans les combinaisons de kanji reste souvent ambigüe, a fortiori lorsqu’il s’agit de données traditionnelles. Posons la question plus simplement : s’agit-il d’un combat à caractère théâtral ou d’une représentation d’une œuvre dont le sujet est martial ? Les deux : la perméabilité réciproque des kanji contemplés simultanément, même s’ils sont lus successivement, se fait dans l’acte lui-même et dans la personne. Cependant, dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit pas d’un acteur jouant le combat mais d’un expert d’arts martiaux qui fait une représentation. Comment les exigences de l’embu se mêlent-elles en lui ?

Il est acteur, devient un autre et porte le masque, éventuellement invisible, de son rôle, au service d’une narration gestuelle. Il est également guerrier au sens traditionnel, adepte de la voie du combat selon l’une de ces formes, transmise régulièrement le long d’une chaîne ininterrompue. On ne parle ici que des acteurs accomplis et des maîtres d’arts martiaux, lesquels peuvent assumer complètement ces caractères.

Deux arts, deux voies

Or, on voit bien que ce sont là deux façons radicalement différentes de remettre en cause son individualité, d’invalider l’égo. Du côté du théâtre, ce dernier est mis de côté et la personne revêt d’autres attributs psychologiques et physiques dictés par le rôle, pour le temps de la représentation. Du côté martial, le maître laisse agir à travers lui les principes qu’il a pu réaliser grâce à sa pratique et à l’enseignement qu’il a reçu. Il semble donc que la représentation n’ajoute aucune exigence au travail du maître : nul besoin de mettre de côté un égo qui s’incline déjà devant l’expression de principes qui le dépassent ; nul besoin de revêtir des attributs autres que ceux qui découlent du reishiki [ndlr : Etiquette]. Alors que reste-t-il à faire d’autre qu’à pratiquer ?

Une tentative de perfection

Il reste à présenter un idéal formel, à la hauteur des principes que l’on souhaite révéler, quoi qu’il arrive. Ceci oblige à retirer au moins deux composantes habituelles du travail de l’expert ou même du maître : l’enseignement d’une part car on ne donne pas un cours aux spectateurs, la confrontation d’autre part car elle entacherait cet idéal formel, limitant l’expression au niveau du partenaire le plus faible de l’embu. Même réduite à un simple test, l’idée d’une confrontation suffirait à détruire la coopération des partenaires en vue d’une forme idéale, supérieure à ce que les partenaires sont capables de produire ensemble, en situation de travail.

Ecueils

Il me semble avoir vu ici ou là des démonstrations ressemblant à des cours ou d’autres à des affrontements confus et difficile à bien comprendre pour le néophyte.

On voit aussi des simulations d’affrontements terribles entre professeur et élèves consentants, ce qui correspond à une inversion des termes En-Bu : ce n’est plus l’expert qui se met en représentation mais bien l’acteur (peu importe qu’il soit aussi expert ou non en l’occurrence) qui joue une scène martiale.

En y réfléchissant bien, il se joue aussi quelque chose d’étrange dans les compétitions de sports de combat retransmises à la télévision : les pratiquants ne sont pas en situation d’embu mais de shiai [ndlr : compétition] ; ils ne coopèrent pas pour montrer un idéal mais s’affrontent pour tester leur niveau. Ils ne choisissent pas une situation de représentation mais une situation de prise de risque, usant avec une intensité maximale de toute leur force et leur habileté. Cela ne regarde qu’eux, leurs professeurs, leurs frères d’armes et leurs proches. Mais la télévision est là quand même. Le shiai ne devait-il pas rester discret dans les temps anciens ? Je ne sais pas.

Unité

Que dire encore d’une école où le travail lui-même imposerait de retirer toute confrontation, physique comme psychique ? L’embu alors ressemblerait à la pratique normale. Et la boucle est bouclée.